lundi 14 juillet 2014

Voyage autour de ma chambre
chapitre 2 : au Cambodge

"La traduction nous apprend que nous avons une langue maternelle mais que nous ne la voyons que depuis le dehors. Je crois qu'il faut au moins deux langues pour comprendre que c'est une langue que l'on parle. Je crois qu'il ne faut pas parler au moins deux langues mais il faut flairer, connaître d'une manière ou d'une autre au moins deux langues pour comprendre que, soi-même, c'est une langue que l'on parle et non pas un logos universel et, à moins de ça, il n'y a pas d'autre, pas de véritablement autre.  Donc, traduire, c'est percevoir au moins deux langues.
(...) On sait qu'on a une langue plus maternelle qu'une autre parce qu'on en pratique plusieurs, parce qu'on en lit plusieurs. Cela rejoint ce que Derrida disait : "plus d'une langue" et cette déterritorialisation, ce rapport à l'extérieur qu'on projette ou qu'on fait réagir sur le dedans, voilà ce qui compte dans l'éducation. La traduction c'est, véritablement, la pratique de la modification d'une langue par l'autre, ce que Jaufre Rudel, un trouvère, exprimait par : "c'est l'auberge du lointain" -c'est un titre d'Antoine Berman, magnifique auteur sur la traduction. L'interaction, cette ouverture, cette ouverture inventive d'une langue à l'autre, c'est : l'auberge du lointain. Voilà. La traduction nous apprend cela."
Barbara Cassin. La leçon inaugurale du forum Le Monde Le Mans 2014 est à écouter ICI.  
Cette lecture me fait garder la chambre car, au cours de cette excursion immobile, le dictionnaire est mon guide. 
Je sais que ce voyage ne sera pas achevé à la fin du livre, que ce voyage est infini mais je voudrais, malgré tout, rester touriste de cette langue, en rester dépaysée afin de me préserver de lapluieetdubeautemps des terrasses, de continuer à pouvoir ouvrir un livre, pouvoir remplir mes carnets à proximité d'une télévision allumée, je voudrais garder du temps de cerveau disponible, luxe de la vie à l'étranger. 
"Je vous aurais bien montré des photos mais malheureusement, je n'en ai aucune. Ni même d'appareil. Circle en a un et elle a pris quelques photos mais, honnêtement, elle ne valent pas le papier Kodak sur lequel elles sont tirées. Circle sait beaucoup de choses -jouer du piano et du violon- mais elle ne connait rien en photographie, pas même les bases, pas même ce que je sais. Elle fait face au soleil, se place à la lumière quand elle photographie une zone à l'ombre. Elle l'explique très simplement. 

-Si je vois quelque chose qui me plait, je le prends en photo. 
-Sans tenir compte de la lumière ni de la position du soleil ?
-Non. 
-Ni de la distance à laquelle se trouve ce que tu veux photographier ?
-Non. 
-D'où les motifs si récurrents dans ton oeuvre : le sujet flou, la photo qui ne montre rien...
Malgré mes sarcasmes décourageants, Circle a pris quelques photos de Angkor, surtout de moi : flou sous les racines des arbres qui tombent comme des gouttes de cire sur les murs de Ta Prohm, clignant des yeux près des visages de pierre de Bayon, surexposé comme un albinos à Preah Kahn... Aucune d'elle ne mérite une seconde vision et la majorité même pas une première. Non sans raison, Circle mettait ça sur le dos de mon attitude négative. Chaque fois que je la voyais sortir son appareil, je lui disais quelque chose du style : "Eve Arnold a une commande" ou "Ah, je vois que nous allons revivre un moment indécisif". Ce qui est sûr, c'est que ces moments étaient peu nombreux et espacés; il se peut que Circle ait pris plus de photos que moi, mais comparativement au reste des touristes, elle est restée, comme je le dis ingénieusement, "bien en-deça de Parr". Ce qui, aux yeux de tels visiteurs-photographes, nous changeait en citoyens de seconde classe. (...) Nous appartenions à la caste la plus basse des touristes : les invisibles. Comme tels, nous avions souvent à attendre que les groupes entiers prennent leurs photos avant de marcher, de nous asseoir ou même de regarder. A un certain niveau, comme nous n'avons pas photographié Angkor, nous n'y sommes pas vraiment allés." 

Le livre de Geoff DyerYoga for People Who Can't Be Bothered to Do It, est traduit en espagnol par Cruz Rodriguez Juiz et intitulé : Yoga para los que pasan del yoga.
Geoff Dyer, même s'il ne la pratique pas, s'intéresse à la photographie au point d'avoir écrit un livre qui lui est consacrée : The ongoing moment.

Vocabulaire noté : 
-me daba miedo la esquistosiomiasis : j'avais peur de la schistosomiase
-un hombre muy quisquillosos : un homme très pointilleux
-charlar : bavarder
-aliviar la angustia : soulager l'angoisse
-una pedigüeña : une mendiante

1 commentaire:

  1. Par un mystère dont seul l'inconscient connait les secrets, TOUTES mes photographies du Cambodge sont floues. Plus ou moins floues mais toujours un peu tremblées.
    Ce billet me fait monter les larmes aux yeux, pour mille raisons.

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