lundi 27 octobre 2014

en bandoulière 
:
une théière


A la voir se soulever comme ça, aussi régulièrement que ma poitrine, je tentais de me figurer la taille des poumons qui pouvaient l'animer, là-dessous, et je remplissais les miens de bleu. La mer, souvent, comble mes appétits indigos(1) tandis que mes assiettes assument le reste de la gamme chromatique. (2)  
Leurs pas me sont parvenus avant leur conversation et pas plus eux le mien, je n'ai pu voir leurs visages mais c'était elle qui parlait et j'ai pensé An English lady of a certain age. Certaines voix britanniques sont si chics qu'elles transportent en elles la porcelaine fine, les scones et les sandwichs au concombre : tout le cérémonial d'un high tea

(1) Je dis indigo, je pourrais dire cobalt mais, en réalité, je dis surtout bleu afin de ne pas risquer de me tromper : 
Durant ces sept années, toutes sortes d'estivants sont arrivés à Deià : peintres, professeurs de littérature, pianistes, pervers, prêtres, géologues, bouddhistes, couples en exil, végétariens, Adventistes du septième jour, mais surtout des peintres.
Un plaisantin a dit que le nom de Deià venait de "Le village déjà peint", parce que tous les peintres persistent à placer leur siège et leur chevalet toujours au même endroit. Tous les estivants sont partis un peu plus cinglés qu'ils ne l'étaient en arrivant. Les peintres éclaboussent leur toile avec du bleu cobalt, du vermillon, du vert de Vérone, du vert olive sale bien que les couleurs dominantes du paysage soient : gris, bleu opale, bleu vert transparent, bleu presque noir, brun cuivré et or et la mer n'est jamais bleu cobalt. 
Robert Graves. Por qué vivo en Mallorca
(Je traduis ici librement la traduction espagnole qu'ont réalisée Lucía Graves et Natalia Farrán Graves de l'anglais)
(2) On pense ici, bien sûr, aux repas chromatiques déclinés par Madame Moreau dans La vie mode d'emploi de Georges Perec :
Pendant les dix années où sa santé fut suffisante pour lui permettre de continuer à recevoir, Madame Moreau donna environ un dîner par mois. Le premier fut un repas jaune : gougères à la bourguignonne, quenelles de brochet hollandaise, salmis de caille au safran, salade de maïs, sorbets de citron et de goyave accompagnés de xérès, de Château-Chalon, de Châteaux-Carbonneux et de punch glacé au Sauternes. Le dernier, en 1970, fut un repas noir servi dans des assiettes d’ardoise polie ; il comportait évidemment du caviar, mais aussi des calmars à la tarragonaise, une selle de marcassin Cumberland, une salade de truffes et une charlotte aux myrtilles ; les boissons de cet ultime repas furent difficiles à choisir : le caviar fut servi avec de la vodka versée dans des gobelets de basalte et le calmar avec un vin raisiné d’un rouge effectivement très sombre, mais pour la selle de marcassin, le maître d’hôtel fit passer deux bouteilles de Château-Ducru-Beaucaillou 1955 transvasées pour la circonstance dans des décanteurs en cristal de Bohême ayant toute la noirceur requise.
[…] Elle fit préparer un repas rose : aspic de jambon aux Vertus, koulibiak de saumon sauce aurore, canard sauvage aux pêches de vigne, champagne rosé, etc. (3)
(3) La peinture, l'écriture, ce sont des choses qui me nourrissent, aussi. 
Écrire la nature morte
L'osmose entre la peinture et l'écriture, caractéristique de La Vie mode d'emploi, s'observe donc aussi, et doublement, à propos de la cuisine. «Peindre» et «manger», on s'en souvient, sont respectivement la première et la dixième «Activité» dans le Tableau des listes préparatoires de La Vie mode d'emploi. Doublement, car les repas colorés de Madame Moreau sont d'abord des tableaux — des natures mortes — (4) et, en tant que tels, ils constituent des lieux privilégiés de l' intertexte, au sens large. 
(..) Quant au «repas rose», «un des plus mémorables», donné en l'honneur d'Hermann Fugger, l'industriel allemand passionné de gastronomie, les aliments qui le composent («aspic de jambon au Vertus, koulibiak de saumon sauce aurore, canard sauvage aux pêches de vigne, champagne rosé», p. 425) se retrouvent dans la collection Raffke du Cabinet d'amateur sous la forme d'une nature morte de Chardin, Les Apprêts du déjeuner, aussi connu sous le titre du Repas rose à cause de la couleur des aliments représentés: saumon, pêches de vigne, jambon. Ce rapport intratextuel nous fait passer des mets aux mots à travers les images, puisque les mets y sont des images qui sont elles-mêmes des mots, des citations.
La cuisine de Georges Perec. Dominique Jullien. (un article à lire ICI)
(4) Et, comme respirer la mer me rassasie, combler mon regard, parfois, me suffit aussi. 
Dans les maisons occidentales, nous sommes souvent confrontés à ce qui nous apparaît comme une redite inutile. Combien de fois nous sommes-nous assis à une table de fête en contemplant, au grand dam de notre digestion, quelques représentations d'abondance ornant les murs de la salle à manger.
Okakura Kakuzô. Le livre du thé

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