jeudi 9 octobre 2014

Loin d'eux (2 : les meubles)

Dès l'été 1952, Julio Cortázar trouve de quoi subvenir à ses besoins  et à sa vie libre : 
mon unique ressource était de 15000 francs par demi-journée de travail chez un exportateur de livres. Perspectives : l'Unesco en janvier. Ergo : je pouvais bien lâcher ce seul travail, misérablement payé, et passer la fin de l'année à Buenos Aires. Mais soudainement, (ça fait une semaine), la situation s'est retournée. L'exportateur a doublé mon salaire.(…) Non seulement il a doublé mon salaire mais il m'a aussi fait savoir que, si j'acceptais de rester avec eux, j'aurais, en peu de temps, de quoi vivre tranquille. La raison de cette subite faveur est qu'ils ont besoin d'un hispanophone qui a une expérience dans les livres (et tu vois que je tombe bien) et ils savent que j'ai été à la Chambre du Livre et que je peux travailler bien pour eux. L'Unesco cesse donc d'être intéressant. Ici, je travaille seulement le matin et un soir par semaine. Il me reste donc du temps pour vivre comme je veux, c'est à dire dans une fainéantise scandaleuse : des lectures, des tableaux et du vin blanc. L'Unesco signifie l'esclavage tout le jour et, même si c'est sûr qu'ils payent bien, ça ne sert à rien. (1) 
C'est fin 53 qu'il se marie avec Aurora, une jeune femme qui a, comme lui, un goût prononcé pour les fromages français, les virées en vespa dans le centre de Paris, les heures passées au Louvre et la lecture, bien sûr la lecture :
Il y a deux jours, samedi 22, à la Mairie du 13ème, un maire à la poitrine décorée de la bande tricolore et aux cheveux en brosse, très français et très sympathique nous a mariés. Nous aussi, nous lui avons été sympathiques. Lipa Burd et sa femme Esther Herschkovich ont été nos témoins et, tous les quatre, nous sommes allés célébrer la noce dans un restaurant chinois de la rue Monsieur Le Prince, où, entre autres barbaries indescriptibles, nous avons succombé à l'immortalité dorée d'un poulet à l'ananas qui était vraiment Mallarmé. (2) 
Puis, en 54, de retour à Paris après quelques mois passés en Italie, ils emménagent tous deux dans un appartement qui leur ressemble, qui leur permet de s'adonner à leur vie légère mais centrée sur leurs essentiels : la lecture, l'écriture :   
Mon cher Eduardo : 

(…) je t’écris aujourd’hui samedi 10, une soirée grise, un maté amer, Aurora qui lit Le canard Enchainé vautrée dans un fauteuil (parce que nous avons 2 fauteuils, je tiens à te le faire remarquer*). Nous nous sentons vraiment at home dans ces deux grandes pièces sur la charmante rue Mazarine. Nous avons 2 fenêtres au second étage, et à part un jeune zazou qui s’exerce au trombone près d’ici, et l’une ou l’autre engueulade* automobile, nous jouissons du silence et de la tranquillité. Face à nos fenêtres, l’Hôtel de Belgique* dresse son sinistre squelette, peut-être pour me rappeler mes origines. A quelques mètres, il y a la maison où mon cher Robert Desnos a vécu 10 ans. Et il se murmure que la nôtre fut celle du cardinal Mazarin lui-même, mon homonyme. Dans une pièce, nous avons la chambre. Il y a un grand lavabo et j’ai fabriqué à Aurora une cuisine d’urgence, même si, trois fois par semaine, nous pouvons cuisiner où il se doit. En fait, ce n’est pas un problème puisque nous déjeunons dehors, et le soir, notre réchaud à alcool suffit pour faire du café et des œufs à la coque. Le quartier est merveilleux parce qu’il y a le marché de la rue de Buci où tout coûte moins cher. Quant à la seconde pièce, c’est notre « vis comme tu veux », c’est à dire que nous y avons les livres, la radio, une paire de fauteuils et l’ambiance que nous aimons. En plus, c’est une grande joie de ne pas voir le lit quand on lit ou qu'on écrit. Au bout de près d’un an à vivre dans des pièces uniques en Italie, le fait de « passer d’une ambiance à l’autre » nous enchante. (3)
(* en français dans le texte)

J'ai tiré de la rue mon fauteuil et ma table basse. Ils y retourneront un jour. 
Aucun meuble ne m'appartient, ni ici, ni ailleurs et y penser me rend toujours aussi légère. 
J'ai vécu loin de mes meubles mais je préfère maintenant : sans. 
Plutôt que de me soucier d'ameublement, de rénovation, de décoration, j'habite dans des appartements en ville par procuration : je me sens chez moi dans des livres qui, souvent eux non plus, ne sont pas à moi. 
Toutes les citations de Julio Cortázar sont une traduction que je fais librement depuis ses lettres publiées aux éditions Alfaguara sous le titre Cartas a los Jonquières
Comme, dans ce volume, la traduction en espagnol des phrases en français dans le texte, c'est, ici, la version originale qui apparait en notes de bas de pages. 

(1) mi único recurso eran 15.000 francos por media día de trabajo chez un exportador de libros. Perspectivas : Unesco en enero. Ergo, bien podía yo largar ese solo trabajo, miserablemente remunerado, y pasar mi tiempo hasta fin de año en B.A. Mas he aquí que repentinamente (hace una semana) las cosas dieron un vuelco. El exportador me dobló el sueldo. (…) No sólo me dobló el sueldo sino que me hizo saber que si acepto quedarme con ellos, tendré en poco tiempo lo suficiente para vivir tranquilo. La causa de este súbito favor es que necesitan un hispanohablante con experiencia en libros (y ves que caigo justo), y saben que he estado en la Cámara del Libro y que puedo trabajar bien para ellos. Unesco deja pues de ser interesante. Aquí trabajo solamente la mañana, y una tarde por semana. Me queda pues tiempo sobrado para vivir como yo quiero, es decir en una vagancia escandalosa, lecturas, cuadros y vino blanco. Unesco significa la esclavitud el día entero, y si es cierto que te pagan muy bien, no te sirve de mucho. 

(2) Hace dos días, sábado 22, en la Mairie du 13 nos casó un maire condecorado, con banda tricolor al pecho y pelo cepillo, muy francés y muy simpático. Nosotros también le fuimos simpáticos. Tuvimos de testigos a Lipa Burd y a su mujer Esther Herschkovich, y los cuatro nos fuimos a celebrar la boda a un restaurant chino de la rue Monsieur Le Prince, donde entre otras barbaridades indescriptibles sucumbimos bajo la dorada inmortalidad de un pollo al ananás que era verdaderamente Mallarmé. 

Mi querido Eduardo : 
(…) te escribo hoy sábado10, con una tarde gris, mate margo, Aurora que lee Le Canard Enchainé repantigada en un sillón (porque tenemos 2 sillones, je tiens à te le faire remarquer). Nos sentimos realmente at home en estas dos grandes piezas sobre la encantadora rue Mazarine. Tenemos 2 ventanas en el segundo piso, y aparte de un joven zazou que se ejercita en el trombón cerca de aquí, y una que otra engueulade automovilística, gozamos de silencio y paz. Frente a nuestras ventanas alza su tétrica osamenta el Hôtel de Belgique, quizá para recordame mis orígines. A pocos metros está la casa donde vivió 10 años mi querido Robert Desnos. Y hay quien susurra que nuestra casa fue la del mismísimo cárdenal Mazarine, mi tocayo. En una pieza tenemos el dormitorio. Tiene un gran lavabo y yo le he fabricado a Aurora una cocina de emergencia, aunque tres veces por semana podemos cocinar en donde corresponde. En realidad no es problema pues almorzamos fuera, y de noche basta nuestro réchaud a alcohol par hacer café y unos huevos pasados por agua. El barrio es una maravilla pues está el mercado de la rue de Buci donde todo cuesta menos. En cuanto a la segunda pieza es nuestro "vive como quieras", es decir que tenemos los libros, la radio, un par de sillones, y la atmósfera que nos gusta. Además es una gran alegría no ver la cama cuando se está leyendo o escribiendo. Después de casi un año de vivir en piezas solas en Italia, esto de "trasladarse de un ambiente a otro" nos encanta. 

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