jeudi 16 octobre 2014

Loin d'eux (3 : les mots)

En 1956, après avoir toutefois brillamment réussi un examen pour devenir traducteurs permanents à l'Unesco, Julio et Aurora Cortázar, refusent de signer un "pacte avec le diable". Leur travail à l'Unesco leur permettrait de vivre bien mais au prix de leur liberté et de traductions mortellement ennuyeuses.

Mes deux dernières semaines à Genève ont été entachées par l'horrible nécessité de faire des traductions atomiques. Je ne veux pas dire que mes traductions sont entrées en fission et ont explosé avant une petite fumée décorative; il s'agit de documents au sujet de l'utilisation pacifique de l'énergie atomique. Mais si tu crois que cela change quoi que ce soit, tu es d'une triste naïveté. Ce sont des réacteurs de toutes sortes, de ionisation des complexes isobutyliques du paradimenol ftaleinado, et autres beautés du même poil. Naturellement, je me suis trouvé en face du problème : devenir fou ou apprendre un peu à propos de ce que je traduisais et j'ai lâchement choisi la deuxième et très triste solution. A présent, je sais ce qui se passe dans un réacteur (dans la mesure de ce qu'en savent les nobles savants qui se sont réunis à Genève et ont produit ces documents) et je sais, en plus, une partie de tout ce que j'ignore -puisque, dans ce métier,  il est très important de ne pas être ignorant et d'avoir l'exacte mesure des ignorances personnelles. (1) 
Quand la littérature est une "raison de vivre",  il est des textes qui constituent d'autres enjeux de traduction que ceux concernant l'énergie atomique. 

Je continue de traduire Les mémoires d'Hadrien. Et je continue de découvrir les différences secrètes qui existent entre les langues et qui se répercutent sur le plan formel. Traduire n'est pas chercher des équivalences. Ou, pour le dire mieux, la traduction trahit le plus fidèle, oh paradoxe ! Je m'explique : si je lis en français qu'Hadrien est tombé amoureux d'un jeune soldat et qu'il a eu des difficultés parce que ce soldat plaisait aussi à Trajan, cela n'évoque pas le moindre scandale. A peine je le traduis en espagnol (dans un jeu parfait d'équivalences), que le passage se teinte d'une grossièreté, d'une rudesse et d'un ton nettement scandaleux. C'est que, en réalité, il ne s'agit pas de la même chose. Une mentalité française imagine un Hadrien et une mentalité espagnole un autre. Cela ne vient pas de l'écho particulier des mots dans chacune des langues mais de l'écho des sentiments. L'amour pour un français n'est pas le même que pour un hispanophone. (2)
Malgré tout -contrairement à Milan Kundera, par exemple, qui fut nationalisé par François Mitterrand en même temps que lui en 1981- et alors qu'il parle parfaitement français, Julio Cortázar ne renonça jamais à écrire en espagnol. 

Avant tout : je dois t'avoir dit une énorme ânerie à propos des langues et ta réplique quasi indignée me donne la mesure de ton alarme. Ecoute, je n'ai pas la moindre intention de changer de langue, à la Conrad. D'abord parce que Conrad est un phénomène isolé et réellement étonnant. Et ensuite parce que rien ne me parait plus délicieux qu'écrire en espagnol. Et je ne peux ni ne veux avoir la vie en France des orangs-outangs puants qui déshonorent l'Argentine et qui, après quatre ans en France ne se font pas comprendre par notre saint concierge Frédéric qui est un ange venu du ciel. Ni faire comme Serrano Plaja et les exilés espagnols, se rejoignant aux Deux Magots pour emmerder les Gachupines* et qui ont besoin d'un interprète pour demander un citron pressé. Le plus logique : le français sera ma langue diurne, qui va avoir rapidement un impact sur l'espagnol, qui sera ma langue nocturne, la région des rêves. Bien que tu saches que les rêves se fabriquent dans la veille… (3)
*Espagnols établis au Mexique ou au Guatemala (ndlt)

Depuis le jour où, trois semaines après le début de mon apprentissage de cette langue, j'avais remercié le marchand de jouets qui sonnait à ma porte en lui expliquant en japonais que je n'avais pas de fruits (kudamono 果物) alors que je voulais bien sûr lui préciser qu'il n'y avait aucun enfant (kodomo 子供) dans cette maison, je suis très indulgente envers ceux qui commettent des erreurs dans une langue qui n'est pas la leur.  
Ainsi, j'ai souri rêveusement au garçon qui me demandait la direction de la "rue de l'amour" avant que je finisse par réaliser qu'il cherchait la "rue de Namur". 
J'aurais pu montrer par où il devait aller à l'homme qui m'interrogeait sur la localisation du "centre ville" si je n'avais pas compris qu'il voulait se rendre au "centre de vie", que je ne connaissais pas, lui. 
Dans ma propre langue, j'ai bien insisté : "surtout pas de viande" mais la serveuse néerlandophone m'apporta un sandwich généreusement garni de "pain de viande". 

Si vous pensez que, parce que je publie des traductions de Rosa Montero, de Ray Loriga, de Geoff Dyer, que, parce que j'invente un petit feuilleton Cortázarien, je sais parler espagnol, vous êtes "d'une triste naïveté" ! (4)
Je : bredouille quelques mots, commence des phrases que mes interlocuteurs ont l'amabilité d'achever, souris beaucoup. Et la majorité du temps je : reste chez moi.

Toutes les citations de Julio Cortázar sont une traduction que je fais librement depuis ses lettres publiées aux éditions Alfaguara sous le titre Cartas a los Jonquières
Comme, dans ce volume, la traduction en espagnol des phrases en français dans le texte, c'est, ici, la version originale qui apparait en notes de bas de pages. 

(1) Mis dos últimas semanas en Ginebra se vieron empañadas por la horrenda necesidad de hacer traducciones atómicas. No quiero decir que mis traducciones entren en fisión y exploten previo un humito decorativo; se trataba de documentos acerca de la utilización pacífica de la energía atómica. Pero si crees que esto cambia algo las cosas, incurres en triste ingenuidad. Se trataba de reactores de toda laya, de ionización de los complejos isobutílicos del paradimenol ftaleinado, y otras beldades del mismo pelo. Naturalmente, me encontré frente al problema de volverme loco o de aprender un poco acerca de lo que estaba traduciendo, y opté cobardemente por la segunda y tristísima solución. Ahora sé lo que ocurre dentro de un reactor (en la medida en que lo saben los nobles sabios que se reunieron en Ginebra y produjeron esos documentos) y sé además una parte de todo lo que no sé -pues en este oficio cuenta mucho no ser ingenuo y tener cabal medida de las ignorancias personales.

(2) Sigo traduciendo las memorias de Adriano. Sigo descubriendo las secretas diferencias que hay entre los idiomas, y que trascienden el plano formal. Traducir no es buscar equivalencias. O, mejor dicho, la traducción traiciona cuanto más leal es, oh paradoja. Me explico : si yo leo en francés que Adriano se enamoró de un joven soldado y tuvo dificultades porque a Trajano también le gustaba el soldado, todo eso suena sin el menor escándalo. Apenas lo pongo en español (en un perfecto juego de equivalencias), el pasaje adquiere una grosería, una rudeza, un tono marcadamente escandaloso. Es que en realidad no se trata de la misma cosa. Una mentalidad francesa piensa un Adriano, y una mentalidad española piensa otro. No se trata ya de la resonancia especial de las palabras en cada idioma, sino de la resonancia de los sentimientos. El amor para un francés no es lo mismo que para un hispanohablante. 

(3) 
Ante todo debo haberte dicho una enorme burrada acerca de los idiomas, pues tu casi indignada réplica me da la medida de tu alarma. Oye, no tengo la menor intención de cambiar de idioma, a lo Conrad. Primero, porque Conrad es un fenómeno aislado y realmente asombroso. Y luego porque nada me parece más sabroso que escribir en español. Yo no puedo ni quiero hacer en Francia la vida de los pestilentes orangutanes que deshonran el pabellón argentino, y que después de cuatro años en Francia no se hacen entender por nuestro santo concierge Frédéric, que es un ángel des-cielado. Ni lo que hacen Serrano Plaja y los españoles exilados, juntándose en Les Deux Magots para putear contra los gachupines, y necesitando de un intérprete para pedir un citron pressé. Lo lógico es que el francés, que será mi idioma diurno, vaya incidiendo rápidamente sobre el español, que será el nocturno, la región del sueño. Bien sabes tú que los sueños se fabrican en la vigilia…

(4)
Mon cher Henry Miller,
vous avez raison pour Plexus, la traduction française en est plate. C'est la tragédie des traductions aujourd'hui. Trop de femmes s'en mêlent qui ne savent pas leur langue ni l'autre et qui bavent comme des limaces.
Blaise Cendrars. Correspondance avec Henry Miller 1934-1979

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