jeudi 26 mars 2015

La vie des pages (en nous)

Il ne s'agit pas seulement de relire un livre.
Il s'agit de relire un livre qu'on a lu quand les suivants n'étaient pas encore écrits, de le relire après avoir lu tout ceux qui ont suivi.
Alors, l'impression qu'on avait, jusqu'à présent, du même sillon creusé avec obstination se change en lecture d'anticipation.
Il s'agit de devenir lecteur omniscient.

Tout ce qui nous arrive, tout ce dont nous parlons ou qui nous est relaté, ce que nous voyons de nos propres yeux ou qui sort de notre bouche ou entre dans nos oreilles, tout ce à quoi nous assistons (et dont, par conséquent, nous sommes en partie responsables), doit avoir un destinataire extérieur à nous-mêmes, et ce destinataire nous le sélectionnons en fonction de ce qui nous arrive ou de ce que l'on nous dit, ou encore de ce que nous disons. Chaque chose doit tôt ou tard être racontée à quelqu'un -pas toujours à la même personne, pas nécessairement-, et chaque chose est mise en réserve comme on le fait lorsqu'on examine et qu'on élimine et qu'on attribue de futurs cadeaux un après-midi d'emplettes. Tout doit être raconté au moins une fois, même si, comme l'avait décrété Rylands avec toute son autorité littéraire, il y a un temps pour cela. Ou, en d'autres termes au bon moment et parfois pas du tout, si on n'a pas su reconnaître ce moment ou si on l'a délibérément laissé passer. Ce moment se présente (le plus souvent) de façon immédiate, pressante et sans ambiguïté, mais bien d'autres fois, il se présente confusément et seulement après des lustres et des décennies, comme c'est le cas pour les plus grands secrets. Quoi qu'il en soit, aucun secret ne peut ni ne doit être gardé à jamais envers quiconque, et il doit absolument trouver ne serait-ce qu'un destinataire une fois dans la vie, une fois dans sa vie de secret. 
Javier Marias. Le roman d'Oxford

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