mardi 14 avril 2015

Tuesday self portrait

Mon père était fort conscient qu'un homme qui passe ses journées enfermé dans une salle avec toujours les mêmes peintures, pendant des heures chaque matin et quelques après-midi assis sur sa petite chaise sans autre chose à faire que de surveiller les visiteurs et regarder les toiles (même les mots croisés leur sont interdits), pouvait devenir fou et représenter une menace, ou nourrir une haine mortelle envers les toiles en question. C'est pour cela qu'il s'est personnellement occupé, pendant toutes ses années de Prado, de changer chaque mois l'affectation des gardiens, pour qu'au moins ils ne voient les mêmes toiles que pendant trente jours et que leur haine s'apaise, ou change d'objet avant qu'il ne soit trop tard. 
(…)
"Eh bien, Mateu, il vous plait si peu ?
-J'en ai marre de cette grosse", répondit Mateu. Il ne supportait pas Sophonisbe. "Je ne peux pas la voir avec ses perles", ajouta-t-il (il est vrai qu'Artémise est grosse et porte des perles autour du cou et au front sur le Rembrandt). "La petite servante qui remplit sa coupe a l'air plus jolie, mais il n'y a pas moyen de bien voir sa figure."
Mon père ne put éviter une réponse narquoise, c'est-à-dire, étonnée et logique : 
"Eh oui, dit-il, il a été peint comme ça, la grosse de face, bien sûr, et la servante de dos."
Le pyromane Mateu éteignait de temps à autre son briquet quelques secondes, mais sans l'écarter de la toile, puis il le rallumait et recommençait à chauffer le Rembrandt. Il ne regardait pas Ranz. 
"Voilà ce qui ne va pas, dit-il : Qu'il ait été peint de cette façon pour toujours et qu'on ne puisse pas savoir ce qui se passe, vous voyez, monsieur Ranz, il n'y a pas moyen de voir la figure de la fille ni de savoir ce que fabrique la vieille du fond, on ne voit que la grosse avec ses deux colliers qui n'en finit pas de prendre la coupe. Qu'elle l'avale, bordel, que je puisse voir la fille si elle se retourne !"
Javier Marias. Un coeur si blanc

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