jeudi 18 juin 2015

oui mais moi

, par exemple. Moi, eh bien, ce jour-là, je pense que ça leur a traversé l'esprit d'appeler une ambulance, aux libraires, je suis sûre qu'ils ont eu envie de me voir disparaître encadrée d'hommes en blanc, alors dans un sens, heureusement que les services psychiatriques sont débordés mais, est-ce que ça ne vous est pas arrivé à vous aussi, à tout le monde, non ?, un jour ou l'autre, de paraître bon à enfermer ? moi, par exemple, ce jour-là, où j'avais fait le tour de toutes les librairies de la ville, scandalisée que ce soit en vain alors qu'il ne me restait plus que quelques pages avant la fin du deuxième tome de la Recherche et alors que je n'avais pas encore le troisième, j'ai dû leur paraître folle, aux employés auprès de qui j'ai fait un scandale parce qu'on doit l'avoir en poche, si vous voulez, je vais demander à ma collègue mais je pense qu'on l'a, ou bien on peut vous le commander, vous l'aurez dans cinq jours. 
L'imparfait est le temps de la fascination : ça a l'air d'être vivant et pourtant ça ne bouge pas : présence imparfaite, mort imparfaite; ni oubli ni résurrection; simplement le leurre épuisant de la mémoire. Dès l'origine, avides de jouer un rôle, des scènes se mettant en position de souvenir : souvent, je le sens, je le prévois, au moment même où elles se forment. -Ce théâtre du temps est le contraire même de la recherche du temps perdu; car je me souviens pathétiquement, ponctuellement, et non philosophiquement, discursivement : je me souviens pour être malheureux/heureux- non pour comprendre. Je n'écris pas, je ne m'enferme pas pour écrire le roman énorme du temps retrouvé. 

Roland Barthes. Fragments du discours amoureux

(C'est en écoutant Roland Barthes parler de la Recherche du temps perdu que j'ai repensé à cette scène de 1993.)



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