mercredi 24 juin 2015

Voyage autour d'une (autre) chambre. 4 : le temps perdu

Stalker arrive dans un tunnel qui retombe où il se trouve avec les autres. Apparemment, ils avancent comme il faut, ils sont prêts à continuer. Mais le Professeur n'est pas content. Il n'était pas conscient qu'ils allaient continuer l'expédition, il croyait que Stalker voulait leur montrer les vues -une excursion complémentaire, comme on dit dans l'industrie touristique- et il n'a pas emporté son sac. Il faut revenir pour lui. On ne peut pas revenir, lui dit Stalker. On ne peut plus revenir en arrière, explique-t-il, on ne peut pas revenir où on a déjà été. Le Professeur insiste. Il veut son sac. (A ce moment-là, je m'identifie pleinement avec le désir du Professeur de retrouver son sac. Il y a six ans, ma femme est revenue d'un voyage à Berlin avec un de ces sacs Freitag confectionnés avec des bâches et des ceintures de camion recyclées. Au contraire de certains sacs Freitag, il était assez simple -gris uni, en fait- et, au début, j'ai éprouvé une petite déception. Cependant, avec le temps, j'ai compris que ma femme avait fait le choix le plus sage et j'ai fini par tomber amoureux de mon sac. Et alors, il y a dix jour, à Adelaïde, au cours d'une longue nuit de boissons et d'activités diverses, je l'ai perdu, je ne sais où : dans un restaurant, dans une fête, dans un taxi ou dans les jardins des Arts Festival. Personne ne m'a rendu mon sac. Il a disparu… et il ne peut pas être remplacé par un autre identique. A présent, les sacs Freitag sont faits à la chaîne, bien qu'on pourrait en obtenir un à peu près pareil. Mais c'est le mien que j'aime, c'est le mien que je veux retrouver. En ce moment, en fait, si j'étais dans la Chambre, mon plus grand désir serait de retrouver mon sac Freitag. Il y a une parabole -ou peut-être est-ce seulement une partie d'un numéro comique- selon laquelle, à la fin de ta vie, on retrouve toutes les choses qu'on a perdues. Cette bonne idée mène à une déception terrible si on récupère des milliers de stylos et de parapluies, chacun d'entre eux étant une métaphore, je suppose, de la valeur qu'on met dans des choses qui n'en ont pas. Mais ce serait bien si, à la fin de la vie, on nous révèle où sont nos dix ou vingt biens préférés, si on pouvait voir un film de soi plus jeune, s'éloignant de la table du festival d'Adélaïde, un peu saoul, pendant que le sac Freitag, d'un gris discret et stylé, reste oublié, muet, incapable de crier "Ne m'oublie pas". "Cela a été", se dirait-on en balançant la tête, assombri par la profondeur et le mystère de toutes choses, de sa propre vie. Et, qui sait, peut-être que la révélation de comment on a perdu ces objets chéris nous réconcilierait avec cette autre perte d'une manière à laquelle la religion ne parvient pas.)
Stalker demande au Professeur : Pourquoi ce sac vous préoccupe-t-il tant ? Allez dans la Chambre, où tous vos désirs s'accompliront. Si ce que vous voulez, ce sont des sacs, vous serez couvert de sacs. Bien vu… bien que les gens se soient pris d'affection pour les choses plus étranges, plus triviales. En fait, c'est une version de la bonne vie qu'on nous encourage à suivre, avec la croyance erronée qu'une abondance de sacs -ou d'iPads, de voitures ou de costumes Armani- nous donnera la félicité. (Bien que, dans le cas de mon sac Freitag, il ne s'agisse pas de ce qui allait me donner le bonheur, c'était le bonheur, je le comprends, maintenant qu'un composant de mon bonheur que je n'ai pas avec moi me procure du malheur.*

Il s'agissait d'une voix d'homme, en ce temps-là, à l'accent du sud, qui annonçait l'arrivée en gare. Alors, je peignais mes lèvres car, sur le quai, mon amant m'attendait.
Au troisième de nos rendez-vous, ses doigts encerclant mon poignet, remarquant que ma montre était différente à chaque fois qu'on se voyait, à voix haute il souhaita que j'en possède beaucoup d'autres et je crois qu'il ne me fit aucune déclaration plus jolie.
Il disait, on disait de lui qu'il était distrait.
Il ne m'a pas oubliée j'en jurerais mais je serais moins étonnée qu'il n'ait pas gardé le souvenir du modèle de la montre que je lui avais offerte, qu'il avait perdue peu de temps après, peu de temps avant que l'on se voie moins, que l'on ne se voie plus très souvent, que l'on ne se voie plus.
Je m'en souviens, quant à moi. Il s'agissait d'une montre Swatch (1) que jamais je n'ai vue sur un autre que lui.
L'aimais-je plus que l'amant ? J'ai longtemps regretté de la lui avoir donnée avant de, longtemps aussi, penser que j'allais bien croiser quelqu'un qui l'aurait au poignet et qui me répondrait : Elle est belle, hein ?! Je l'ai trouvée, un jour, à Paris, par terre. Depuis, je ne l'ai plus jamais quittée.

(1) En ce temps-là, j'aurais dû la décrire (2) mais, grâce au temps présent, j'ai pu en trouver la photo (3) sur internet.
(2) J'aurais dit : intégralement noire -y compris les aiguilles- à l'exception d'une fenêtre en forme de part de fromage, à la place d'une heure, à l'intérieur de laquelle trois bandes de couleur tournaient à mesure que le temps passait, formant des combinaisons toujours inédites. Je ne me serais pas trompée.
(3)












*Le livre de Geoff Dyer, Zona : a book about a film about a journey to a room, un livre à propos du film Stalker de Tarkovski, est traduit en espagnol par Cruz Rodriguez Juiz et intitulé : Zona. Un libro sobre una película sobre un viaje a una habitación. C'est de l'espagnol que je fais une traduction libre.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire