mercredi 30 mars 2016

Nous, êtres de carton

Dennis Hopper est l'ami américain. Dans l'atelier de l'encadreur interprété par Bruno Ganz, il cherche à se donner une contenance. Debout devant le bureau, il saisit un tampon, l'encre et l'applique sur un papier avant de le reposer sur le tourniquet.
Ce tourniquet de tampons. 
Seule, j'aurais peut-être interrompu le film. Je ne l'étais pas, j'ai continué à le regarder, remisant le souvenir qu'il avait fait surgir, pensant J'y reviendrai comme s'il s'agissait d'une pièce mais oui : il s'agissait d'une pièce dont je n'avais pas à craindre de trouver la porte fermée, une pièce que je savais pouvoir aller visiter à ma guise maintenant que j'avais appris qu'elle existait. Ou, plutôt, comme s'il s'agissait d'un film, la bobine d'un film familial dont je ne savais pas qu'il avait été tourné.
Je suis dans le bureau de mon père. Je ne suis pas seule : mes soeurs sont là aussi. Ma mère, peut-être. Nous sommes en Guadeloupe, il fait chaud et la fenêtre est ouverte. J'ai moins de six ans mais, si ce moment se situe avant mon séjour en Belgique : moins de cinq. Nous avons joué dehors ou nous allons jouer dehors. Le temps est un peu long. Être dans ce lieu n'est pas fréquent. Il s'agit d'un bureau militaire : métallique et sans fioritures, sans gadgets, sans décoration, utilitaire. Mon père n'y est pas très souvent assis, je crois. J'ouvre et je referme les tiroirs, j'aime bien la façon dont ils coulissent. Il y a du papier vierge mais de couleur : jaune, rose. Y a-t-il des stylos ? Dans tous les cas, je ne dessine pas et, dans tous les cas, je ne sais pas écrire. Tout me plait : le bureau, y être assise, le concept de bureau, le matériel de bureau.
Surtout le tourniquet de tampons encreurs.

Les motifs de stupéfaction qui ne s'apaisent pas :
-le surgissement de la scène, la netteté de certains détails, l'absence totale de certains autres, la certitude que ceux-là ne réapparaîtront pas : l'apparition du souvenir a figé le souvenir.
-le fait de me souvenir que j'avais oublié ce souvenir. Pas une fois auparavant, de toute ma vie, je n'ai repensé à ce moment. Il n'existait plus. Et, pourtant, je découvre qu'il existe encore. Où ? Sont-elles nombreuses, les scènes qui pourraient m'apparaître à nouveau ?
-la similitude entre ce souvenir et un rêve : je les raconte de la même façon, je les explore de la même façon, j'éprouve la même frustration en sachant que je ne peux pas tout voir, que je ne peux rien vérifier. Mais alors, qu'est-ce qui distingue cette réalité d'un rêve puisque certains de mes rêves paraissent tout aussi réalistes et que je les garde en mémoire davantage que certains faits réels ?
-la preuve de ce à quoi je ne m'habitue jamais : oui, je suis bien la même personne, tout du long, même si je me demande souvent ce que je peux avoir en commun avec moi à 6 ans, moi à 21 ans, moi à 36 ans, moi à etc. Ce vertige que j'éprouve toujours à devoir croire que je suis moi.
-l'impression d'avoir vécu un événement bouleversant et incroyable digne d'un roman de science-fiction : la rencontre entre moi et moi. Alors qu'il s'agit d'un fait banal à ajouter à ma liste personnelle de Je me souviens : Je me souviens que j'avais oublié le jour où j'avais joué dans le bureau de mon père jusqu'au moment où j'ai vu Dennis Hopper se saisir d'un tampon encreur dans un film de Wim Wenders.

Pourquoi s'obstiner à garder, déménager tant de boîtes emplies de ce qu'on a peur d'oublier alors que tout est en nous, enfoui à l'intérieur ? Nous sommes des greniers vivants, des êtres de cartons et, parfois, c'est un geste de Dennis Hopper qui fait office de gros scotch marron.

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