jeudi 30 juin 2016

Tentative de description 
d'une vie sous influence
(de la schizophrénie d'autrui)
4ème fragment

Elle dit que c'est la faute de l'école, que c'est la faute des voisins, que c'est la faute de l'assistante sociale, de la corruption, elle dit qu'il y a trop de corruption, elle dit que c'est la faute des voisins, elle dit mais surtout de l'école, elle dit qu'elle veut savoir ce qui se passe, elle dit mais qu'est-ce qui se passe ?, elle dit qu'elle est quadrillée comme une glace, elle dit que le chocolat est bon pour les enfants, que le chocolat rend les enfants heureux, il faut que les enfants mangent du chocolat, il faut que les enfants soient heureux, elle dit qu'il faut que les enfants sourient, elle dit qu'elle va s'occuper de vérifier que tous les enfants du village sourient, elle dit que le village est plein de yuppies, que le village est corrompu, elle dit que le village est plein de chiens, est plein de chiennes, est plein de pandas, elle dit qu'elle va enquêter, elle dit qu'elle va voir les gendarmes pour qu'ils enquêtent, elle dit les gendarmes sont en train d'enquêter, elle dit que c'est la faute de son frère, de la femme de son frère, elle dit que c'est la faute des voisins, des voisins et de l'école, elle dit qu'on veut lui faire porter un costume, elle dit que son enfant a perdu le sourire, elle dit mais il est où son sourire ?, elle dit qu'elle veut savoir qui lui a fait ça, elle veut savoir ce qui se passe,  elle dit mais qu'est-ce qui se passe ? elle dit que c'est l'école, c'est l'école hein qui lui a fait ça !, elle dit que les voisins montent son fils contre elle, elle dit que son fils est manipulé par son portable, elle dit que les voisins envoient des messages à son fils, elle dit qu'il y a beaucoup d'enlèvements pour alimenter les trafics d'organes, elle dit qu'elle va appeler la police, qu'elle va aller à la police, qu'elle est allée à la police, qu'elle va aller à la plage pour se reposer et qu'ensuite elle appellera la police, elle dit qu'elle est fatiguée, qu'elle ne peut plus vivre comme ça, qu'elle ne peut plus vivre chez elle, elle dit que c'est à cause des voisins, que c'est la faute des voisins, qu'ils sont de mèche avec l'école, elle dit qu'on veut qu'elle finisse comme sa soeur, elle dit que c'est sa mère, qu'elle est convoquée au tribunal à cause de sa mère, à cause des voisins, à cause de la mère de la femme de son frère, elle dit qu'elle n'a pas que ça à  faire aller au tribunal, elle dit j'ai pas que ça à faire moi, elle dit qu'elle veut savoir ce qui se passe, elle dit mais qu'est-ce qui se passe ? elle dit que son fils n'était pas comme ça, qu'il était heureux, qu'il souriait mais qu'est-ce qui se passe ?, elle dit qu'elle veut qu'on lui dise ce qui se passe, elle dit qu'elle veut que son fils l'accompagne chez les gendarmes, elle dit qu'il va leur dire ce qui se passe, qu'il va leur dire qui lui fait ça, mais qui lui fait ça ?, elle dit que son fils doit arrêter d'aller dans cette école, que s'il ne veut pas y aller demain il a le droit, elle dit que si quelqu'un le maltraite, il doit l'appeler elle, elle dit je vais chercher le numéro de l'enfance maltraitée, elle dit que son fils doit appeler le numéro de l'enfance maltraitée, elle dit qu'on a qu'à aller en France, elle dit tout serait plus simple, elle dit que ce village est bien trop dangereux, elle dit que le mieux serait qu'il fasse ses études à Paris, elle dit et moi je viendrais avec vous, elle dit qu'elle est sa mère, elle le dit, elle dit je suis sa mère, elle dit qu'elle sait que quelque chose se passe parce qu'elle est sa mère, elle dit mais qu'est-ce qui se passe ? mais qu'est-ce qui se passe ? mais qu'est-ce qui se passe ? mais qui lui fait ça ? qui lui a volé son sourire ? qui ? qui ? qu'est-ce qui se passe ?, elle dit qu'elle ne peut plus vivre comme ça

mercredi 29 juin 2016

Tentative de description 
d'une vie sous influence
(de la schizophrénie d'autrui)
3ème fragment

Tu penses à Roland Garros. Tu penses à Wimbledon. Tu penses à la météo qui sait prévoir la durée d'une averse, l'heure exacte des premières gouttes, l'heure approximative des dernières. Tu es jalouse des joueurs de tennis. Tu penses que tout est tellement plus simple quand on sait quand interrompre le match, reprendre le match, déplier la bâche, replier la bâche. Tu penses que c'est ça qu'il faudrait. Tu penses qu'il faudrait une météo de la folie. Un bulletin des humeurs. Un calendrier du type fêtes et jours fériés. Tu penses au drapeau sur les plages, aux alertes sur les sites météo, c'est ça, tu penses qu'il faudrait des alertes oranges, rouges, tu penses qu'il faudrait un bulletin des perturbations, des statistiques, c'est ça : tu penses qu'il faudrait des statistiques et des estimations, des courbes scientifiques, tu penses qu'il faudrait des prévisions. Tu penses que ce serait plus facile à vivre. Facile n'est pas le mot. Tu penses que ce serait moins pénible à vivre. Pénible n'est pas le mot. Tu penses que ça aiderait à survivre. Survivre est le mot. 

mardi 28 juin 2016

Tuesday self portrait

Luxueux appartement meublé de dix pièces 
La seule interprétation et analyse satisfaisante du style mobilier de la seconde moitié du XIXème siècle se trouve dans un genre spécifique de romans policiers, dont le centre dynamique est l'horreur de l'appartement. L'agencement du mobilier constitue en même temps la topographie des pièges mortels, et l'enfilade des pièces dicte à la victime la trajectoire de sa fuite. Le fait que ce genre de romans policiers débute justement avec Poe -à une époque où de telles habitations n'existaient donc qu'à peine-, n'est pas un indice du contraire. Car les grands poètes, sans exception, ont la prescience du monde qui vient après eux, comme en témoignent les rues parisiennes des poésies de Baudelaire, qui n'apparurent qu'après le XIXème siècle, et aussi les hommes de Dostoïevski. L'intérieur bourgeois, de la décennie 1860 à la décennie 1890, avec ses énormes buffets saturés de sculptures sur bois, ses coins privés de soleil où se tient le palmier, l'encorbellement que protège la balustrade dans un retranchement et ses longs corridors avec la flamme du gaz chantante, est le seul logis convenant au cadavre. "Sur ce canapé, la tante ne peut être qu'assassinée". La luxuriance sans âme du mobilier ne devient confort authentique que devant la dépouille mortelle.  
Walter Benjamin. Sens unique

lundi 27 juin 2016

Le nombril du monde (fragments d'insularité)

Toute cette zone, avec ses chalets d'été complètement fermés, ses vergers couverts de neige, ses canots échoués est, maintenant, beaucoup plus belle qu'en été. En été, elle est remplie de gens. Je ne suis pas ennemi des relations mondaines mais c'est en hiver que se vit la véritable vie. Du moins, c'est ce que moi, j'entends par vie, mauvaise ou bonne, animée ou isolée.
Traduction libre d'un extrait de la traduction en espagnol de Jesús Pardo de Mort d'un apiculteur de Lars Gustafsson
Tu ne crois pas ? me demanda Alberto qui venait de me dire que non, il ne partait jamais de Majorque à cette saison parce qu'il n'y avait aucun endroit plus agréable où passer l'été. 
Si le monde entier n'était pas déjà de son avis
alors
je pourrais le partager. 

dimanche 26 juin 2016

ma vie privée (de toi)

De l'aéroport : oui, de toi à l'aéroport : parfaitement, de mes premières impressions de l'île que je voyais dans le jour finissant : assez bien. De mes premiers pas dans ta maison : pas du tout. De la nuit : oui, de la chaleur : oui, des chiens se disputant le privilège de lécher mes mains : très bien. De ta maison, de mon premier regard sur ta maison : non. Je ne me souviens de rien. 
Tu m'en avais dressé le portrait, ne négligeant aucune de ses singularités, aucun des défauts que tu lui connaissais (j'en découvris quelques autres). Dix ans de vie commune favorise l'intimité. 
Mais d'elle je suis seule à connaître la lumière du couchant de l'été : j'y reste tandis que tu la quittes tous les soirs pendant six mois, pour aller travailler


samedi 25 juin 2016

Poema de mesa/Poème de table en version originale (sous-titrée*)

A fréquenter les cafés sans parler français, 
j'écris de la poésie minuscule en version originale.

Poema de mesa


Ordenadores portátiles, móviles sobre las mesas, una mañana ordinaria en Palma. 
Conversaciones, ruido de la maquina de café, páginas de periódicos giradas, una mañana ordinaria en Palma. 
Café con leche, zumo de naranja, bocadillo de queso, tostadas con tomate, una mañana ordinaria en Palma. 
Estoy la única, aquí sentada, escribiendo con un bolígrafo en un cuaderno, la única oyendo la canción de Supertramp que está pasando. 
Es una mañana ordinaria en Palma pero no estoy aquí, no estoy aquí y ahora. 
En esta mañana ordinaria en Palma, estoy sentada en el siglo veinte, sola. 

*
Ordinateurs portables, téléphones portables sur les tables, un matin ordinaire à Palma. 
Conversations, bruit de la machine à café, pages des quotidiens tournées, un matin ordinaire à Palma. 
Café au lait, jus d'orange, sandwich au fromage, toasts à la tomate, un matin ordinaire à Palma. 
Je suis la seule, assise ici, écrivant au stylo dans un cahier, la seule entendant la chanson de Supertramp qui est en train de passer. 
C'est un matin ordinaire à Palma mais je ne suis pas ici, je ne suis pas ici et maintenant. 
En ce matin ordinaire à Palma, je suis assise dans le vingtième siècle, seule. 

vendredi 24 juin 2016

Le cabinet des rêves 285

Nous sommes un ensemble de personnes dans un contexte qui ressemble à un celui d'un cours. 
Une jeune fille est en train de lire un texte. 
Elle prononce le j du mot jugula à la française. 
Je m'en étonne -d'autant plus qu'elle parait Espagnole- auprès de l'homme qui semble être enseignant : n'est-on pas sensé prononcer la jota ? 

Rêve du 21 juin 2016

jeudi 23 juin 2016

Tentative de description 
d'une vie sous influence
(de la schizophrénie d'autrui)
2ème fragment

Le téléphone sonne. Tu ne décroches pas. Le téléphone sonne. Tu ne décroches pas. Le téléphone sonne. Tu ne décroches pas. Tu débranches le téléphone. Le téléphone ne sonne plus. Tu oublies si le téléphone est débranché. Le téléphone n'est pas débranché. Le téléphone ne sonne pas. Tu oublies qu'il y a un téléphone. Le téléphone sonne. Tu ne décroches pas. Le téléphone sonne. Tu ne décroches pas. Tu entends le bruit des touches qui composent ton numéro de téléphone, de l'autre côté de la porte. Le téléphone sonne. Tu ne décroches pas. Tu débranches le téléphone. 
Tu écoutes les messages. 
"Vous avez 74 nouveaux messages"

La nuit tu dors. La nuit le téléphone sonne. La nuit tu ne dors 
pas. 

mercredi 22 juin 2016

Tentative de description 
d'une vie sous influence
(de la schizophrénie d'autrui)
1er fragment

La folie frappe à ta porte, la folie met son pied dans ta porte, la folie loge à ta porte, la folie parle la folie crie, 
à ta porte. 
Jour et nuit, jour ou nuit, jour mais pas nuit, pas jour mais nuit, ni jour ni nuit, folie. Matin midi, le soir aussi, folie. Pas matin mais midi, le soir aussi, folie. Ni matin ni midi, le soir, folie. Pas le soir, folie. Pas aujourd'hui, demain si, folie. Pas ici, là si, folie. Pas là, ici si, folie. 

mardi 21 juin 2016

Tuesday self portrait

Copier-coller pendant la lecture veut dire que l'on lit en prélevant des citations, en faisant des extraits, que l'on rend manifeste une préférence ou un rapport à l'utile, au style, à ce qui peut être perçu comme "notable".
(…) Ces méthodes de prise de notes et de compilation sont un des points essentiels de l'éducation humaniste et du retour à la culture classique de l'Antiquité; elles font partie d'une réforme éducative et culturelle qui se constitue comme une réponse scolastique et dont l'objectif principal est l'imitation des Anciens. Quelques traités ont réussi à imposer et généraliser une méthode de lecture et de compilation, une méthode du carnet, intimement liée à la figure de l'abondance et à celle de la copia. Les jeunes lettrés devaient avoir en permanence, pendant la lecture, un ou plusieurs carnets à portée de main et y noter toutes les phrases stylistiquement ou moralement remarquables.  
Andrei Minzetanu. Pour une histoire du copier-coller in Critique n°785


lundi 20 juin 2016

L'ignorance tardive (fragments d'insularité)

Après avoir quitté Valence cette nuit-là, nous dûmes pourtant y revenir une semaine plus tard : nous voulions nous rendre à Palma et il nous fallait donc quitter l'Espagne à bord d'un navire et forcer le blocus.
C'est à Majorque que j'appris dans les journaux la mort du jeune poète espagnol Luis Quintana qui s'était suicidé dans un salon de l'hôtel Alcador à Valence. Pour moi, l'aspect le plus déroutant de ce suicide me fut révélé dans les derniers paragraphes de sa nécrologie. On y citait en petits caractères le dernier message de Quintana au monde, message qui avait été "sorti clandestinement d'Espagne par un ami anonyme". La citation qui attira mon attention était brève, pertinente et disait ceci : "El amor por la verdad es la sangre del honor." L'amour de la vérité est le sang de l'honneur. Lorsque je vis les mots sangre del honor, mon coeur se serra. 
Timothy Findley. Le grand Elysium Hotel.
Quand je les avais lus, je les avais tellement aimés. Le chasseur de tête, Guerres, le dernier des fous
Quand Timothy Findley est mort, j'avais déjà en ma possession, pas encore lu Le grand Elysium hotel
J'ai continué à le garder, sans le lire. 
Il y a des livres qu'on garde pour plus tard, quand bien même on ne peut jamais savoir si plus tard ne sera pas trop tard
Si j'avais lu ce roman plus tôt, peut-être l'aurais-je achevé. 
En revanche, jamais je n'aurais remarqué ce passage : jusqu'à ce que j'y habite, je ne savais pas que Majorque existait. 

dimanche 19 juin 2016

"Besa y lee, disfruta de tu lengua"*

Nous apprenons un usage de la langue parce qu'il nous intéresse de pouvoir faire ce que permet cet usage. Nous apprenons également une certaine manière d'utiliser la langue. Nous aimons cette manière et cet usage de la langue de la même manière que nous aimons la personne de qui nous l'apprenons. Dans ce sens, nous voulons être comme elle. Nous appartenons ou voulons appartenir au même groupe que cette personne et, pour cela, nous apprenons et voulons apprendre la langue de ce groupe.  
Traduction libre d'un extrait de Describir el escribir (décrire l'écrit) de Daniel Cassany.
Aprendemos un uso de la lengua porque nos interesa poder hacer lo que se consigue con este uso. También aprendemos una determinada forma de usar la lengua. Nos gusta esta forma y este uso de la lengua de la misma manera que gusta a la persona de quien lo aprendemos. En este sentido queremos ser como ella. Pertenecemos o queremos pertenecer al mismo grupo que esta persona y, por eso, aprendemos y queremos aprender la lengua de este grupo.

TU ES LE DICTIONNAIRE BILINGUE 
QUE JE CONSULTE 
AVEC LE PLUS DE PLAISIR


*Embrasse et lis, profite de ta langue
était écrit, sous la reproduction du Baiser de l'hôtel de ville, sur le sac en toile d'une fille entrée dans le café, venue commander un cappuccino à emporter.

samedi 18 juin 2016

yellow

A mon café, le serveur 
pense qu'il n'ajoute que de l'eau.
Tandis que moi, le commandant con hielo*,
j'y mets de la couleur.


*
un café con hielo = un café glacé

vendredi 17 juin 2016

Le cabinet des rêves 284

Comme c'est la fin de l'année et qu'il n'ira plus dans cette école, je dis à J.M. qu'il va pouvoir récupérer toutes les copies de ses examens de toute sa scolarité, qu'il peut rappeler aux enseignants qu'ils ne risquent aucune action en justice puisqu'ils ne le verront plus. 
De manière emphatique, j'insiste en m'exclamant : ¡Jamás!

Rêve du 15 juin 2016

jeudi 16 juin 2016

Bruits qui ont disparu de ma vie

Le diamant posé sur les premiers sillons d'un vinyle, le bras du tourne disque qui retourne à sa position de départ à la fin du disque. 
(J'ai possédé peu de 45 tours, peu fréquenté les boums. Mais l'appareil de ma soeur permettait d'écouter les 78 tours de ma mère.) 
Le déclencheur de mon reflex Leica. 
(Un jour, le jeune vendeur du grand magasin culturel m'a regardée d'un air plein de bonne volonté en même temps que d'ignorance totale quand je lui ai demandé où se trouvait le rayon des pellicules photo)
Le cliquetis du projecteur de diapositives. 
(J'avais trouvé à la braderie de Lille de jolies boîtes en bois qui avaient permis de les trier et les conserver plus pratiquement que dans leurs étuis en plastique. )
Le bouton stop du lecteur de cassette, se relevant automatiquement à la fin d'une face. 
(Jamais je n'ai eu d'appareil auto-reverse, jamais de walk-man. J'aurais aimé.)

Mais je sais gré aux récentes technologies qui emplissent ces fonctions tout en allégeant mes déménagements et mon sac à main, me rendent moins nécessaire un nombre élevé de mètres carrés, tout en me permettant d'écouter, à la demande, les bruits : d'un disque vinyle, d'un appareil photo reflex, d'un projecteur de diapositives, d'une cassette

mercredi 15 juin 2016

météorologie

après l'avoir envié
tout l'hiver je plains
le chien condamné
à rester habillé
                         

mardi 14 juin 2016

Tuesday self portrait


Je pense très sincèrement qu'elle est l'une des très rares personnes réellement exceptionnelles que j'ai rencontrées dans ma vie. Je veux dire qu'elle a lu pratiquement tout ce qui est imprimé. Seigneur ! Si seulement j'avais lu le dixième de ce que cette femme a lu et oublié, je ne serais pas à plaindre. Rendez-vous compte : elle a enseigné, elle a travaillé dans un journal, elle dessine ses robes elle-même et elle fait absolument tout son travail domestique ! Elle fait la cuisine divinement ! Divinement. Seigneur ! Je pense sincèrement que c'est la femme la plus... 
J.D. Salinger. Dressez haut la poutre maîtresse, charpentiers

lundi 13 juin 2016

Au supermarché (fragments d'insularité)

La scène appartient à celles qui font regretter que la vie ne comporte pas les mêmes fonctions qu'un film sur dvd. Chapitres numérotés, séquences que l'on peut repasser, arrêt sur image. J'aurais quelques détails à vérifier.

Cette scène se déroule au supermarché (1), au rayon des boissons végétales.

On m'y voit, portant un débardeur rose mou et un jean coupé aux ciseaux (2). J'ai, au creux d'un bras, un litre de lait d'avoine de la marque Yosoy (3).
On y voit également un homme. Littéralement à mes pieds. Il est accroupi à hauteur des étagères du bas du rayon, qu'il regarde. A côté de lui se trouve un caddie chargé de briques de boissons végétales de diverses marques et de lait de vache. Il se redresse, continue de regarder le rayon mais aussi le contenu du caddie, sans esquisser le moindre geste.
Bien que je n'en aie pas vu sur le caddie, je m'adresse à lui pour lui demander s'il y a ou s'il y aura bientôt du lait de soja de la même marque que celle du lait d'avoine dont je me suis déjà servie.
Après s'être penché vers l'étagère où j'ai pris le produit afin d'examiner les étiquettes de prix -chose que j'ai déjà faite- il se redresse et me regarde sans répondre. Il est plus grand que moi, large d'épaules. Il a des yeux d'un bleu rare. Je ne l'ai jamais vu dans le magasin. Ni à la caisse, ni nulle part ailleurs (4).
Il regarde ensuite la brique de boisson à l'avoine. Il semble vouloir dire quelque chose mais ne pas savoir comment s'exprimer. Comme si c'était lui, l'étranger.
Le silence dure, je ne veux pas que, pour une raison ou une autre, il se sente embarrassé, je lui souris, je l'encourage : ¿Si?
Quand, enfin, il ouvre la bouche, il est très bref. Tout en regardant autour de lui, comme s'il vérifiait que personne ne nous voit (5) ou, au contraire, que quelqu'un nous a bien remarqués (6), il me dit que, lui aussi a coutume de consommer ces boissons et que celle à l'avoine est assez semblable à celle au soja. Je lui précise que, quant à moi, je trouve le soja plus neutre que l'avoine et que c'est pour cela que j'en cherche. Et comme je le vois se tourner vers les autres marques du rayon, j'ajoute que je cherche cette marque en particulier car toutes les autres contiennent des additifs, si si, toutes, j'ai déjà vérifié mais ça ne fait rien, merci beaucoup et au revoir. 

Ce n'est que rentrant chez moi, rangeant les briques de boisson à l'avoine, repensant à ce qui avait constitué mon échange linguistique de la journée, le reconstituant sans y trouver les fautes dont je suis malheureusement coutumière, ce n'est qu'à ce moment-là que la scène a commencé à me paraître si peu naturelle, étrangement lente.  

A présent, je sonde ma mémoire et je ne jure plus de rien : l'homme portait-il vraiment l'uniforme dont je l'ai cru vêtu ? Etait-ce l'uniforme du magasin ? Son expression orale n'était-elle pas approximative au point d'avoir fait paraître la mienne aussi accomplie ?

Dotée d'une imagination plus rocambolesque (7), je croirais avoir croisé le chemin d'un criminel se cachant dans le rayon d'un magasin, inquiet de l'attention que je pouvais attirer sur lui en lui adressant la parole et lançant des regards circulaires afin de s'assurer que personne ne le regardait tandis qu'il essayait de se débarrasser de moi au plus vite. 

Mais, plus le temps passe, plus je suis persuadée d'avoir adressé la parole à un client timide et surpris, qui a fini par me répondre tout en cherchant du regard un employé qualifié qui aurait pu me renseigner. 

A moi, cela arrive tellement régulièrement dans les allées des bibliothèques que je ne m'obstine plus à leur faire savoir qu'ils sont en train de me prendre pour une autre : je m'efforce de renseigner les usagers avec le plus grand professionnalisme. 


(1)
Ce supermarché est à une centaine de pas de mon domicile. J'ai commencé à le fréquenter dès le lendemain de mon arrivée sur l'île. Surprise lorsque j'ai commencé à constater que le personnel changeait à peine je m'y étais habituée, j'ai appris que les employés venaient de partout, y étaient envoyés également. Comme je ne connaissais pas du tout l'île, partout m'a paru très loin.

(2)
Seule une vision d'ensemble superficielle peut le faire croire mais : non, je n'ai pas réussi à le tailler à la même longueur des deux côtés.

(3)
C'est un jeu de mot. Soy signifie soja en anglais mais, en espagnol, il s'agit du verbe être conjugué à la première personne du singulier. Yo soy : je suis.

(4)
Ce supermarché comporte peu d'allées. Néanmoins, comme dans tous les supermarchés du monde, il y a certaines d'entre elles que je ne fréquente jamais. Par exemple le rayon charcuterie-fromage-à-la-coupe dont, malgré tout, j'identifie les employés car, en plus d'être nomades, ils sont polyvalents.

(5)
Parce qu'on lui aurait demandé de s'acquitter de la tâche de remplir le rayon le plus rapidement possible.

(6)
Pour s'assurer que ses collègues, voire sa hiérarchie, constatent qu'il renseigne poliment les clients comme on le lui a recommandé de le faire.

(7)
Mais, décidément, non !

dimanche 12 juin 2016

J'aurais aimé écrire

un roman haletant de 500 pages, que je t'aurais donné à lire et qui t'aurait encore mieux tenu éveillé que n'importe laquelle de tes insomnies. 
J'aurais glissé un indice à ta seule intention, qui t'aurait fait comprendre que cette histoire criminelle, cette enquête intelligente, m'avaient été inspirées par la minuscule scène, surprise dans le rétroviseur de ta voiture dans laquelle je t'avais attendu, dans la zone industrielle où tu avais des achats à faire. 
Tu aurais refermé le livre, épaté. 
Au lieu de cela, je t'ai raconté en moins de 500 mots, en moins de 5 minutes, quand tu es remonté dans la voiture, qu'un policier était intervenu pour calmer des personnes énervées pour un motif que j'ignorais. 

Quelle chance que tu n'aimes pas les romans policiers. 

samedi 11 juin 2016

la ville

elle
,

était pavée de bonnes intentions
(à mon égard)

vendredi 10 juin 2016

Le cabinet des rêves 283

Je suis à table en train de manger avec mon père et ma mère. 
Ma mère me dit que mon père souhaiterait connaître l'île. 
Il ajoute Maintenant que nous allons y vivre, c'est normal
Je pense que je demanderai peut-être à M. quels sont les endroits les mieux où les emmener. 
Je ne suis pas sûre de le faire : je ne sais pas si mes parents veulent l'associer à cela. 
Je leur demande à tous les deux à quand remonte leur dernier bain de mer. 
Leur réponse n'est pas identique. 
Je pense que c'est normal puisque mon père est mort même si je sais que ça faisait très longtemps qu'il ne s'était pas baigné, bien avant de mourir. 

Rêve du 29 mai 2016

jeudi 9 juin 2016

L'INVENTAIRE

Chaque année, je relis les livres préférés de mes parents. Une année, je commence par le livre préféré de mon père, l'autre année par le livre préféré de ma mère. J'alterne. Comme si je ne voulais pas, comme si je ne pouvais pas, donner de préférence au livre de mon père, au livre de ma mère. A mon père ou à ma mère. 
J'ai l'impression qu'en lisant ces livres, les livres préférés de mes parents, je les sors de l'oubli, je les fais revivre, je les fais revenir parmi nous, le temps de la lecture.  
Emmanuel Régniez. Notre château 
Pas davantage que d'héritage à léguer, je n'ai d'héritier. Ni bien ni bambin ne porte mon nom.  
Le fauteuil, seul, m'appartient. Si je meurs demain, veuillez le placer à côté de la poubelle près de laquelle je l'ai trouvé. 
Pour le reste : du papier imprimé -écrits de qualité- ou noircis par mes jours mauvais -bons à jeter.
Dans quelque boîte vous trouverez des pellicules impressionnées par les villes de mon passé, que je n'ai jamais fait tirer afin de continuer à croire qu'il s'agit là de mes meilleurs clichés. 

mercredi 8 juin 2016

CE QUI (ne) M'ADVIENT(pas)

Selon Walter Benjamin, le "moi" de Proust est le lieu où se produit la littérature. Un journal est quelque chose comme cela aussi. On ne doit pas interpréter ce "moi" seulement comme un espace autobiographique mais comme un lieu auquel nous recourons pour qu'advienne la littérature. 
Traduction libre d'un extrait* de La escafandra de José Carlos Llop. 
* Según Walter Benjamin, el "yo" de Proust es el lugar donde ocurre la literatura. Algo así es, también, un Diario. No debe interpretarse ese "yo" sólo como un espacio autobiográfico, sino como un lugar al que recurrimos para que ocurra la literatura.  
J'écris un journal en français. 
Mais j'en rédige un aussi en espagnol. 
Ne jamais y consigner les mêmes faits
me donne l'impression de mener une double vie. 

mardi 7 juin 2016

Tuesday self portrait

Partout ça crie et ça gesticule : "Regardez-moi donc ! Regardez-moi !" Surfigurés, voilà ce que sont les gens. Chacun quelque chose de trop, un supermarché, débordant de signes particuliers, d'indications, de panneaux raccrocheurs qui cachent presque la marchandise. Tous, nous faisons constamment étalage de nous-mêmes, et même la solitude ne nous en préservera plus. Nous sommes offerts au public sous toutes les faces. Nous nous rendons de plus en plus intéressants. Inextricable multiplicité des manifestations d'une personne, et simplicité persévérante de ses motifs. Pas un seul moment où le type pourrait exister par lui-même -quand verrai-je enfin son sérieux irréductible et inaltérable ? Sans doute seulement quand il s'abîme entièrement en lui-même. Peut-être seulement ces quatre ou cinq "services des urgences" de la normalité : le cri, l'affliction, le bonheur, le fanatisme, où cette activité dissipatrice de la personnification est strictement limitée, et où la personne se résume à une expression unique aisément identifiable. 
Botho Strauss. La dédicace.

lundi 6 juin 2016

Le manque, décidément (fragments d'insularité)

Je demandai à Alberto des éclaircissements sur la construction, la conjugaison de echar de menos*, précisant que cette expression ne m'était pas familière puisque ici, sans que je sache pourquoi, personne ne me posait jamais la question
A la suite de cette remarque, j'interrogeai Pri et Angelita : ¿Qué echáis de menos?
Elles répondirent, presque en choeur. 
Aussitôt après, elles passèrent à autre chose. 
*El giro echar de menos significa ‘notar la falta de alguien o algo’ o ‘tener pena por la falta de alguien o algo’. Es una locución verbal transitiva.
Desde que mi hermana se fue a vivir a Londres la echo de menos.
Echo de menos su sonrisa.
La tournure echar de menos signifie "remarquer le manque de quelqu'un ou de quelque chose" ou "avoir de la peine à cause du manque de quelqu'un ou de quelque chose". C'est une locution verbale transitive.

                   Depuis que ma soeur est partie vivre à Londres, elle me manque.
                   Son sourire me manque.

dimanche 5 juin 2016

libre de recettes

Comme toi qui fréquentes ton marchand de pastels, je vais au marché faire provision de couleurs pour inventer nos salades de l'été. 

samedi 4 juin 2016

"L'activité cérébrale est destinée principalement à la survie et au bien-être. Un cerveau équipé pour une telle finalité principale peut se consacrer ensuite à n'importe quelle autre chose, écrire de la poésie ou concevoir des navettes spatiales"

Antonio Damasio. Spinoza avait raison.
Il fait nuit à l'heure où le dernier bus de la journée marque un arrêt devant l'hôpital. 
C'est au sous-sol que sont soignées les pensées malades. 
Ils sont nombreux, 
parmi les Espagnols qui commencent à apprendre le français,
 à dire pensement pour traduire pensamiento.

vendredi 3 juin 2016

Le cabinet des rêves 282

Je tâche de sortir de la chambre sans réveiller M. qui continue à dormir. 
Dans le couloir, la chienne de P. m'attend et me lèche les mains, enthousiaste. 
J'essaie de faire en sorte qu'elle n'aboie pas. 
Un autre petit chien, jeune et noir, arrive en courant dans le couloir. 
Les deux chiens se disputent mon attention en même temps qu'ils jouent ensemble. 
Or, j'ai réalisé que j'avais oublié quelque chose dans la chambre, je dois y entrer à nouveau mais je crains que les chiens veuillent me suivre ou qu'ils s'enfuient. 

Rêve du 29 mai 2016

jeudi 2 juin 2016

Poema de mesa/Poème de table en version originale (sous-titrée*)


A fréquenter les cafés sans parler français, 
j'écris de la poésie minuscule en version originale.

Poema de mesa

En el mismo día dos veces
en el mismo sitio. 
Saliendo del bus esta mañana, un desayuno en el sofá
esperando la hora del cine esta tarde, un bocadillo en la terraza. 
Sin embargo no me siento la misma. 
El pelo más corto y Cortázar en el bolso. 
Antes de ir a ver una película coreana
miro a la gente en esta calle española.
"Life is bitch", "Like the old time", "Too good for school",
hablan inglés las camisetas,
hablan también las personas
en el móvil, en ruso, en catalán. 
Es la hora de los niños, juegos, helados.
Es la hora en que me voy al cine. 

*
Le même jour deux fois
au même endroit. 
Descendant du bus ce matin, un petit déjeuner sur le sofa
attendant l'heure du cinéma ce soir, un sandwich en terrasse. 
Mais je ne me sens pas la même. 
Mes cheveux plus courts et Cortázar dans mon sac. 
Avant d'aller voir un film coréen 
je regarde les gens dans cette rue espagnole.
"Life is bitch", "Like the old time", "Too good for school",
les teeshirts parlent anglais,
les personnes parlent aussi
dans leur téléphone, en russe, en catalan. 
C'est l'heure des enfants, des jeux, des glaces.
C'est l'heure où je vais au cinéma. 

mercredi 1 juin 2016

Passer aperçue

L'heure était à l'adolescence entre son père et l'enfant. Il lui fallut savoir si, vraiment, c'était quelque chose qui arrivait à tout le monde. A toi aussi, alors ? Ensuite, je ne sais pas bien comment, il fut question de moi, de ce à quoi je ressemblais à cet âge-là.
A quoi je ressemblais ??? A personne. 
Pas seulement à cet âge-là : également à Tokyo, au carrefour de Shibuya.