lundi 13 juin 2016

Au supermarché (fragments d'insularité)

La scène appartient à celles qui font regretter que la vie ne comporte pas les mêmes fonctions qu'un film sur dvd. Chapitres numérotés, séquences que l'on peut repasser, arrêt sur image. J'aurais quelques détails à vérifier.

Cette scène se déroule au supermarché (1), au rayon des boissons végétales.

On m'y voit, portant un débardeur rose mou et un jean coupé aux ciseaux (2). J'ai, au creux d'un bras, un litre de lait d'avoine de la marque Yosoy (3).
On y voit également un homme. Littéralement à mes pieds. Il est accroupi à hauteur des étagères du bas du rayon, qu'il regarde. A côté de lui se trouve un caddie chargé de briques de boissons végétales de diverses marques et de lait de vache. Il se redresse, continue de regarder le rayon mais aussi le contenu du caddie, sans esquisser le moindre geste.
Bien que je n'en aie pas vu sur le caddie, je m'adresse à lui pour lui demander s'il y a ou s'il y aura bientôt du lait de soja de la même marque que celle du lait d'avoine dont je me suis déjà servie.
Après s'être penché vers l'étagère où j'ai pris le produit afin d'examiner les étiquettes de prix -chose que j'ai déjà faite- il se redresse et me regarde sans répondre. Il est plus grand que moi, large d'épaules. Il a des yeux d'un bleu rare. Je ne l'ai jamais vu dans le magasin. Ni à la caisse, ni nulle part ailleurs (4).
Il regarde ensuite la brique de boisson à l'avoine. Il semble vouloir dire quelque chose mais ne pas savoir comment s'exprimer. Comme si c'était lui, l'étranger.
Le silence dure, je ne veux pas que, pour une raison ou une autre, il se sente embarrassé, je lui souris, je l'encourage : ¿Si?
Quand, enfin, il ouvre la bouche, il est très bref. Tout en regardant autour de lui, comme s'il vérifiait que personne ne nous voit (5) ou, au contraire, que quelqu'un nous a bien remarqués (6), il me dit que, lui aussi a coutume de consommer ces boissons et que celle à l'avoine est assez semblable à celle au soja. Je lui précise que, quant à moi, je trouve le soja plus neutre que l'avoine et que c'est pour cela que j'en cherche. Et comme je le vois se tourner vers les autres marques du rayon, j'ajoute que je cherche cette marque en particulier car toutes les autres contiennent des additifs, si si, toutes, j'ai déjà vérifié mais ça ne fait rien, merci beaucoup et au revoir. 

Ce n'est que rentrant chez moi, rangeant les briques de boisson à l'avoine, repensant à ce qui avait constitué mon échange linguistique de la journée, le reconstituant sans y trouver les fautes dont je suis malheureusement coutumière, ce n'est qu'à ce moment-là que la scène a commencé à me paraître si peu naturelle, étrangement lente.  

A présent, je sonde ma mémoire et je ne jure plus de rien : l'homme portait-il vraiment l'uniforme dont je l'ai cru vêtu ? Etait-ce l'uniforme du magasin ? Son expression orale n'était-elle pas approximative au point d'avoir fait paraître la mienne aussi accomplie ?

Dotée d'une imagination plus rocambolesque (7), je croirais avoir croisé le chemin d'un criminel se cachant dans le rayon d'un magasin, inquiet de l'attention que je pouvais attirer sur lui en lui adressant la parole et lançant des regards circulaires afin de s'assurer que personne ne le regardait tandis qu'il essayait de se débarrasser de moi au plus vite. 

Mais, plus le temps passe, plus je suis persuadée d'avoir adressé la parole à un client timide et surpris, qui a fini par me répondre tout en cherchant du regard un employé qualifié qui aurait pu me renseigner. 

A moi, cela arrive tellement régulièrement dans les allées des bibliothèques que je ne m'obstine plus à leur faire savoir qu'ils sont en train de me prendre pour une autre : je m'efforce de renseigner les usagers avec le plus grand professionnalisme. 


(1)
Ce supermarché est à une centaine de pas de mon domicile. J'ai commencé à le fréquenter dès le lendemain de mon arrivée sur l'île. Surprise lorsque j'ai commencé à constater que le personnel changeait à peine je m'y étais habituée, j'ai appris que les employés venaient de partout, y étaient envoyés également. Comme je ne connaissais pas du tout l'île, partout m'a paru très loin.

(2)
Seule une vision d'ensemble superficielle peut le faire croire mais : non, je n'ai pas réussi à le tailler à la même longueur des deux côtés.

(3)
C'est un jeu de mot. Soy signifie soja en anglais mais, en espagnol, il s'agit du verbe être conjugué à la première personne du singulier. Yo soy : je suis.

(4)
Ce supermarché comporte peu d'allées. Néanmoins, comme dans tous les supermarchés du monde, il y a certaines d'entre elles que je ne fréquente jamais. Par exemple le rayon charcuterie-fromage-à-la-coupe dont, malgré tout, j'identifie les employés car, en plus d'être nomades, ils sont polyvalents.

(5)
Parce qu'on lui aurait demandé de s'acquitter de la tâche de remplir le rayon le plus rapidement possible.

(6)
Pour s'assurer que ses collègues, voire sa hiérarchie, constatent qu'il renseigne poliment les clients comme on le lui a recommandé de le faire.

(7)
Mais, décidément, non !

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire